Toute personne qui mesure les horreurs de la guerre ne peut qu’éprouver une résistance instinctive à l’idée d’accroître massivement le budget militaire. Une réticence renforcée par le fait que de tels conflits profitent généralement d’abord aux industriels de l’armement.
Mais dans ce moment sidérant, l’Amérique de Trump semble décidée à contraindre l’Ukraine à capituler face à l'agression russe, tantôt en humiliant Zelensky, tantôt en retirant temporairement son soutien, tantôt en offrant des concessions à Poutine alors que les négociations n’ont pas encore commencé. L’éventualité du retrait de troupes américaines d’Europe et son ambiguïté sur l’assistance mutuelle entre membres de l’OTAN signifie que désormais, éviter de futures guerres passe par le renforcement des forces de défense européennes face à la menace russe. Celle-ci, très réelle pour les ukrainiens depuis 10 ans, menace demain l’Union Européenne, les pays Baltes, la Finlande ou encore la Pologne. La France elle-même est régulièrement insultée, visée, déstabilisée ou attaquée dans l’espace numérique, si bien que la menace ne peut être perçue comme lointaine [1] [2].
Dans un contexte de mise sous tension des sphères militaires et diplomatiques, et plus largement de l’ensemble de la société, un soutien économique et industriel à court terme pour l’Ukraine devient impératif. Cela est d’autant plus crucial si l’abandon américain ne la contraint pas à capituler dans les prochaines semaines, tandis qu’à moyen terme, il faut aussi renforcer notre propre défense, par une réflexion collective par exemple sur le déploiement des armes nucléaires françaises, un renforcement supplémentaire de la coopération entre armées européennes mais également par des investissements supplémentaires. Les sommes en jeu sont importantes : entre 20 et 40 milliards d’euros de dépenses supplémentaires par an pour la France seule [3]. La question cruciale est donc de trouver les financements nécessaires.
C'est une opportunité idéale pour ceux qui cherchent à réduire les dépenses de protection sociale et de transformation écologique en procédant à des coupes budgétaires généralisées, comme le montrent les débats autour du budget 2025 de la France. A cela s’ajoute que la droite et l'extrême droite plaident, plus ou moins explicitement, pour une baisse des financements alloués à la transition écologique, qu'elles considèrent inutiles et contre-productifs. D’autre part, un recours exclusif à l’endettement semble hors de propos, compte tenu des préoccupations croissantes liées à l’augmentation des taux d’intérêt de la dette française. Pourtant, cette approche – rogner l’ensemble des dépenses publiques et sacrifier les investissements écologiques – s’avérerait contre-productive vis-à-vis de notre impératif de mise en sécurité militaire.
La transformation écologique fait partie de ce qui est nécessaire pour nous mettre en sécurité. Garantir la sécurité de la France dans une Union européenne elle-même en sécurité nécessite d’accroître simultanément notre financement de la défense militaire et de la transformation écologique. L’Union Européenne est née comme un pacte de sécurité interne (entre la France et l’Allemagne en particulier), puis a grandi comme un marché : en plus de la généralisation des progrès sociaux, elle doit aujourd’hui trouver son achèvement politique pour garantir sa sécurité extérieure. Nous protéger implique inévitablement de réduire nos dépendances persistantes aux importations d’énergies fossiles en provenance de Russie (gaz naturel liquéfié) et des États-Unis (gaz et pétrole de schiste). Cette dépendance au pétrole et gaz fossile, qui représente encore 57% de notre approvisionnement énergétique, nous expose non seulement à des pénuries mais aussi à des hausses de prix aux conséquences dramatiques sur notre capacité à nous déplacer, nous chauffer et produire les biens et services essentiels – dont la flambée des prix du gaz au début de la guerre en Ukraine ne serait qu’un aperçu. Si la substitution par des énergies bas-carbone, et notamment l’électrification, n’éliminent pas totalement le risque de pénurie, elles le réduisent considérablement [4]. En outre, en représentant environ 27% du PIB russe et plus de 50% de ses exportations [5], l’énergie constitue une source majeure de financement de l’effort de guerre russe. Si l’Europe ne peut pas, à elle seule, assécher ces débouchés, elle a pour devoir de limiter l’enrichissement d’un État qui la menace.
Dans ce contexte, chaque véhicule électrique, chaque vélo, chaque rame de train remplaçant une voiture essence ou diesel, chaque pompe à chaleur ou réseau de chaleur substituant une chaudière au gaz ou au fioul, chaque conversion industrielle à l’électricité ou au biogaz, chaque plat de lentilles remplaçant un plat de bœuf [6], chaque logement isolé, chaque rail posé, chaque éolienne, panneau solaire, barrage ou centrale nucléaire contribue directement à la sécurité militaire et écologique de la France et de l’Europe [7]. Chaque euro dépensé pour la transformation écologique est un euro investi pour la stabilité, pour la paix. Prenons conscience qu’en moyenne, en France, chaque pompe à chaleur qui remplace une chaudière à gaz fait diminuer les revenus des compagnies pétrogazières russes d'environ 110 € et les revenus des compagnies américaines d'un montant similaire chaque année, en plus de diminuer fortement nos émissions de gaz à effet de serre [8].
Par ailleurs, les politiques de transition écologique – décarbonation, adaptation au changement climatique, préservation de la biodiversité – réduisent notre vulnérabilité aux crises environnementales : inondations subites, vagues de chaleur extrêmes, pertes agricoles importantes, pénuries d’eau locales, pandémies. Chaque artificialisation des sols évitée, par exemple en privilégiant la construction d’immeubles plutôt que de maisons individuelles, réduit les risques d’inondations, de perte de production agricole et de dépendance au pétrole, contribuant in fine à notre sécurité collective tout en préservant la biodiversité. Si nous laissons s'aggraver fortement le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, ces crises, devenant plus fréquentes et intenses, exerceront une pression croissante sur nos sociétés, aggraveront les risques de conflits et accapareront davantage les armées, tout en générant des pertes économiques qui limiteront encore notre capacité à nous défendre. Ce n’est pas pour rien que la préoccupation des armées pour le changement climatique va croissant : non seulement parce qu’il est susceptible de rendre plus complexe le déploiement des forces, mais surtout parce qu’elles ont conscience des déstabilisations internes et géopolitiques qu’il peut entraîner [9].
Enfin, une transformation écologique bien organisée, allant de pair avec la relocalisation industrielle d’une partie des biens que nous consommons pour en maîtriser les impacts écologiques, est un vecteur de sécurité globale : à l'heure des guerres commerciales et des fluctuations violentes et aléatoires de coûts que cela implique, produire plus en Europe contribuera à stabiliser notre avenir. Enfin, comme l’essor de notre industrie de défense est indispensable, il peut et doit également être mis au service du renforcement de notre industrie nationale, notamment sidérurgique. Il est crucial que ces nouveaux débouchés et les bénéfices associés permettent non seulement de relocaliser en France et en Europe des emplois industriels bien rémunérés, mais aussi de contribuer au financement de la décarbonation de ces secteurs : plus d’emplois, de bénéfices, plus d’obligations en matière de décarbonation. Profitons des dividendes de la paix et de la sécurité écologique pendant qu’il en est encore temps.
Il est donc essentiel que la mise en sécurité militaire de notre pays et de l’Europe aille de pair avec leur mise en sécurité écologique et sociale : l’Europe a besoin d’une stratégie de sécurité humaine, écologique et militaire intégrée. Cela implique non seulement d’enrayer la tendance actuelle de réduction des investissements et normes écologiques, mais au contraire d’augmenter ces financements durant la période de transition vers la neutralité carbone et une société qui cesse d'aggraver la destruction de la biodiversité. Additionnés aux besoins de financement accrus des armées et de l’industrie de défense, ces nouveaux impératifs ne doivent pas non plus se faire au détriment des droits sociaux, de la protection sociale et des services publics, garants d’une société plus juste et d’une vie digne pour la majorité de la population. Le développement des services publics rend notre société plus juste, renforce la confiance dans notre capacité à nous organiser collectivement par le biais de l'État, consolidant ainsi notre résilience face aux tentatives de déstabilisation politique.
Cela n’exclut pas une réflexion sur l’efficacité de certains organes et dépenses de l’État. Avons-nous réellement besoin de cinq échelons administratifs ? Les retraites les plus élevées sont-elles justes lorsqu’elles favorisent l’épargne, l’investissement immobilier inégal, et la capacité disproportionnée à suspendre l’égalité des chances à la charité intergénérationnelle [10] ? Mais in fine, les services publics et droits sociaux doivent être renforcés, d’autant qu’ils contribuent à stabiliser - sur le plan économique et mental - la société. Leur financement ne peut reposer que sur une augmentation des impôts proportionnée aux moyens de chacun. Cette perspective ne sera évidemment pas plaisante pour les citoyens et entreprises concernés, mais elle peut être acceptée si un consensus se forme autour de la nécessité d’un effort collectif pour garantir notre sécurité commune.
[1] Pietralunga, Cédric ; Ricard, Philippe ; Vincent, Elise ; Vitkine, Benoît. Insultes, provocations militaires et cyberattaques : l'agressivité de Moscou contre Paris redouble de vigueur. In : Le Monde.fr [en ligne]. 22 mars 2024. Disponible à l'adresse : https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/22/insultes-provocations-militaires-et-cyberattaques-l-agressivite-de-moscou-contre-paris-redouble-de-vigueur_6223401_3210.html
[2] Nous ne chercherons pas ici à démontrer la réalité de cette menace russe, ni le besoin pour les Européens de devenir suffisamment dissuasifs sur le plan militaire pour décourager toute tentative future d’invasion et d’agression (voir l’interview récente de Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Ifri, dans le podcast Le Collimateur, sur la vision du monde du gouvernement russe et ses ambitions impérialistes en Europe : JUBELIN, Alexandre et MINIC, Dimitri. Que négocie-t-on avec Vladimir Poutine ? Le Rubicon [en ligne]. 4 mars 2025. Disponible à l'adresse : https://lerubicon.org/collimateur-04-03-25/
[3] Cabirol, M., Malo, A., & Quéméner, S. (2025). Sébastien Lecornu, ministre des Armées : "Nous ne sommes pas en guerre, nous voulons garantir la paix". La Tribune. Disponible sur : https://www.latribune.fr/la-tribune-dimanche/politique/sebastien-lecornu-ministre-des-armees-nous-ne-sommes-pas-en-guerre-nous-voulons-garantir-la-paix-1020145.html
[4] Pour quatre grandes raisons :
> Alors que les moyens de production d’électricité ou de biens, de transports et de chauffage, etc. basés sur des énergies fossiles créent une dépendance permanente aux flux de pétrole, charbon et gaz fossile, les moyens de production d’électricité ou de biens, les transports et chauffage électrifiés ne nécessitent plus de flux de matière entrante, avec un coût de fonctionnement ou d’usage globalement stable une fois les infrastructures bas carbone installées.
> Contrairement au pétrole, gaz fossile et charbon, les métaux nécessaires à l’électrification sont recyclables, et de plus en plus substituables, permettant à terme de réduire encore plus fortement les besoins d’importations.
> Nous n’avons quasiment plus de pétrole et de gaz disponibles sur le sol européen, contrairement aux métaux nécessaires à la décarbonation - la mine de lithium en construction en Allier en est un bon exemple.
> Les flux d’énergies fossiles sont incomparablement plus importants et volumineux que les flux de métaux et biens nécessaires à la décarbonation. Un porte-conteneurs chargé de panneaux solaires peut produire autant d’électricité que 50 méthanier au gaz ou 100 navires de taille identique rempli de charbon. (voir Agence internationale de l'énergie. Energy Technology Perspectives 2024. Publié en octobre 2024. Consulté le 13 mars 2025. Disponible à l'adresse : https://www.iea.org/reports/energy-technology-perspectives-2024)
Cela n’implique pas non plus la fin de toute dépendance géopolitique, notamment pendant la période de transition, mais cela relativise fortement ces nouvelles dépendances au regard de celles créées par le système énergétique fossile actuel.
[5] Reuters. (2024, 30 septembre). Russian oil and gas revenue seen falling in 2025-2027 as tax burden on Gazprom to ease, document shows. Reuters. Disponible à l'adresse : https://www.reuters.com/business/energy/russian-oil-gas-revenue-seen-falling-2025-2027-tax-burden-gazprom-ease-document-2024-09-30/
[6] L'alimentation pose aussi des enjeux de souveraineté énergétique, en lien avec les besoins en engrais azotés que l’agriculture nécessite. Ces engrais sont pour le moment largement produits à partir de gaz fossile importé, soit directement importés depuis la Russie. Hors, la production d’un kilo de protéines animales nécessite beaucoup plus d’engrais, engrais consommés par les cultures utilisées par l’animal compris, que pour un kilo de protéines végétales. Dans des proportions exactes difficiles à quantifier, mais dont on peut avoir une estimation via la base de données Agribalyse, qui quantifie pour chaque produit l'eutrophisation de l’eau douce que ce produit entraîne, eutrophisation directement liée aux engrais azotés que le produit a nécessité. Voir : AGRIBALYSE. Base de données environnementales sur les produits agricoles et alimentaires [en ligne]. [S.l.] : ADEME. Disponible à l'adresse : https://agribalyse.ademe.fr/
[7] Une idée notamment développée dans CHARBONNIER, Pierre. Vers l'écologie de guerre : une histoire environnementale de la paix. Première édition. Paris : La Découverte, 2024. 320 p. ISBN 978-2-348-07221-5.
[8] Pour une maison de 90 m² occupée par 2 personnes, la consommation moyenne est de 12 900 kWh/an [Expertise Énergie. Consommation moyenne de gaz en France : données et calculs [en ligne]. 19 septembre 2024. Disponible sur : https://www.expertise-energie.fr/consommation-moyenne-gaz-tout-savoir/]. Le prix du gaz à destination des clients résidentiels est de 49 €/MWh HT et hors coûts de transport début 2025 [COMITÉ NATIONAL ROUTIER. Prix PEG EEX mensuel. Dernière mise à jour : 4 mars 2025. Disponible sur : https://www.cnr.fr/espaces/13/indicateurs/88]. Soit des dépenses de gaz en moyenne par maison de 632 € HT/an hors coûts de transport. En 2024, environ 17% du gaz consommé en France provenait de Russie et 18% des États-Unis [Pécout, A. Le gaz russe continue à arriver dans les ports français. Le Monde. 5 mars 2025. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/03/05/le-gaz-russe-continue-a-arriver-dans-les-ports-francais_6576548_3234.html].
[9] On note par exemple le déploiement en cours dans les armées d’une “Fresque défense et climat” à des fins de sensibilisation, sur le modèle de la Fresque du climat. Ministère des Armées. La sécurité climatique : un enjeu stratégique. Publié le 1ᵉʳ janvier 2025. Consulté le 13 mars 2025. Disponible à l'adresse : https://www.defense.gouv.fr/actualites/securite-climatique-enjeu-strategique
[10] Notons que les retraités sont par ailleurs les générations qui auront bénéficié des “dividendes de la paix”, et des “dividendes d’une société techno-industrielle” qui aura beaucoup produit sans trop se préoccuper des implications écologiques - et sans avoir là non plus à en payer les conséquences.